« En 1935, un article du grand historien roumain Nicolae Iorga fait sensation : il présentait ce qu’il pensait être un portrait inconnu de Démétrius exécuté pendant les premières années de son séjour à Istanbul. Conservé dans les collections du Musée d’art de Rouen sans aucune mention de son auteur ni de son modèle, il représente un personnage insolite, portant une perruque « à la française » et un turban « à la turque ». Enthousiasmé par ce mélange d’orientalisme et d’européanisme, l’historien ne cache pas son émotion devant l’homme qu’il décrit comme « très beau, très fin, d’une figure qu’éclaire une vive intelligence, un garçon de vingt à vingt-cinq ans, à la mince moustache, aux yeux très brillants », qui porte un costume oriental en drap d’or ajusté, une épée et, autour du cou, une cravate, comme à Versailles ou à Paris.
Iorga n’hésite pas à attribuer ce portrait à Jean-Baptiste Van Mour, « peintre ordinaire du roi au Levant » depuis 1725, peu connu dans l’histoire de l’art à part l’influence de son grand maître Watteau et le zèle avec lequel il a immortalisé le monde oriental. Le fait qu’il ait été invité en 1699 à Istanbul par l’ambassadeur français De Ferriol permet d’imaginer qu’il a pu y rencontrer le prince moldave, lequel est lui aussi en contact avec le même diplomate.
Mais ce concours de circonstances constitue presque le seul argument de la thèse défendue par l’historien roumain, qui a séduit facilement l’imagination de plusieurs générations. Même un savant de l’envergure d’Arnold J. Toynbee prend au sérieux ce portrait dans sa synthèse monumentale écrite entre 1934 et 1961, A Study of history, où il le mentionne comme un exemple représentatif des convergences entre l’Orient et l’Occident de l’époque.
Les recherches minutieuses effectuées récemment ont réduit à néant cette illusion en prouvant que le tableau n’est ni l’œuvre du peintre flamand, ni le portrait de Démétrius [1]. Pourtant, l’effigie de Rouen est tellement ancrée dans l’imaginaire des historiens qu’elle continue à vivre sa vie. Faute d’autres sources iconographiques, elle joue en quelque sorte le rôle d’un portrait de substitution, d’autant plus difficile à oublier que l’homme à la perruque et au turban répond parfaitement à l’image que l’on avait déjà du prince moldave : celle d’un personnage symbolisant la rencontre des cultures européenne et orientale ». (Stefan Lemny, Les Cantemir, Paris, 2009, p. 54-55)
En 1973, à l’occasion de multiples activités pour marquer les 300 ans depuis la naissance de Dimitrie Cantemir, ce portrait quitte les collections de Rouen pour trôner provisoirement en toute majesté dans l’exposition dédiée au prince savant en Roumanie. A cette date, Georges Cioranescu n’avait pas encore publié son étude « Le ‘Hospodar de Valachie’ du Musée de Rouen », dans la Revue des études roumaines, Paris, 15, 1975, p. 85-96, dans laquelle il contestait la paternité deVan Mour et l’identité du personnage (Cantemir). D’ailleurs, même après, on l’a vu, cette remise en question n’a pas eu de conséquences, et l’imaginaire culturel des Roumains a continué à s’accrocher à cette image !
Le temps passe.
Quand certains curieux souhaitent voir à Rouen le portrait tant controversé, ils ont la surprise d’apprendre que le tableau … ne s’y trouve plus !
Les conservateurs du Musée des beaux-arts de Rouen affirment que le tableau n’est pas revenu de Bucarest après l’exposition de 1973. Qu’est ce qu’il s’est donc passé ?
Ce qui augmente le mystère c’est que la base Joconde ( base de données centrales, maintenant la plupart du temps disponible en ligne, pour les objets dans les collections des musées nationaux de France, maintenue par le ministère français de la Culture) contient cette fiche qui sème le trouble :
Type d'objet tableau
Titre PORTRAIT DE DEMETRIUS CANTEMIR (?) ; DIT AUTREFOIS UN HOSPODAR DE VALACHIE
Auteur/exécutant anonyme
Ecole Pologne (Ecole de ; ?)
Anciennes attributions FRANCE (attribué en 1911) ; VAN MOUR JEAN BAPTISTE (GUEY)
Période création/exécution 17e siècle
Matériaux/techniques peinture à l'huile ; toile
Mesures 100 H ; 77 L
Inscriptions inscription (récente, revers)
Précision inscriptions FAIT EN L'ANNEE 1651
Sujet représenté portrait d'inconnu (homme, à mi-corps, de trois-quarts, habit, couvre-chef, souverain, Roumain)
Précision sujet représenté VALACHIE ; HOSPODAR
Lieu de conservation Hongrie ; Budapest ; Szépmüvészeti Múzeum
Statut juridique propriété de la commune ; mode d'acquisition inconnu ; Rouen ; musée des Beaux-Arts
Date acquisition 1811
Numéro d'inventaire 811.37
Dépôt/changement affectation en dépôt ; BUDAPEST ; Musée
Date dépôt/changement affectation 1973
Bibliographie CAT. 1809 n° 180 (?) ; CAT. 1811 n° 180 (?) ; CAT. 1815 n° 90 (?) ; CAT. 1818 n° 88 (?) ; CAT. 1830 n° 281 ; CAT. 1911 n° 853 ; ROSENBERG P. 236
Copyright notice © Direction des Musées de France, 1989
Nous avons donc pensé que le tableau en question a pu arriver….à Szépmüvészeti Múzeum et nous avons écrit aux responsables des collections pour vérifier l’information !
Déception ! Il ne s’y trouve pas non plus. L’information donnée par cette base est donc fausse !
Alors qu’est ce qui s’est passé avec ce tableau ?
Même s’il ne s’agit pas d’une toile du célèbre Van Mour et même si le tableau ne représente pas notre Cantemir, le sort de ce tableau mériterait d’être connu !
Nous faisons donc appel à tous ceux qui peuvent apporter quelques éléments de réponse : qui a vu de ses yeux ce tableau en Roumanie ? où, précisément ? et, quand ?