jeudi 16 mai 2013

Le billet de mai 2013



Bogdan Cretu, Inorogul la Portile Orientului. Bestiarul lui Dimitrie Cantemir. Studiu comparativ [La Licorne aux Portes de l’Orient. Le Bestiaire de Dimitrie Cantemir. Etudes comparatives], vol. I-II, Iasi, Institutul european, 2013, 498 p.  

Le livre peut être consulté en ligne à l’adresse suivante : http://sistem.acadiasi.ro/ro/node/104 

Premier roman de la littérature roumaine, l’Histoire hiéroglyphique n’est point facile à lire, même par les spécialistes. L’ouvrage que lui consacre Bogdan Cretu a d’abord le mérite inestimable de rappeler l’intérêt et la beauté, parfois oubliée, de ce texte et d’inciter à sa lecture.

Dans la continuité des remarquables travaux accomplis par Elvira Sorohan, son jeune disciple à l’Université de Iasi, propose une nouvelle analyse saisissante, sous un titre qui constitue une belle et suggestive métaphore. L’Inorog, le nom roumain de la licorne, n’est personne d’autre que le prince savant Dimitrie Cantemir. Les « Portes de l’Orient » évoquent symboliquement l’espace roumain et, plus généralement, l’espace sud-est européen, au moment où a lieu l’action de ce roman, un espace situé au carrefour de l’Europe et de l’Orient.

Ces repères de géographie culturelle annoncent l’importance de cette étude qui dépasse le domaine de l’histoire littéraire et enrichit la connaissance de l’histoire culturelle. L’idée la plus audacieuse de l’auteur est que l’ouvrage de Cantemir « ne représente pas un symptôme de l’excellence culturelle, mais un moment de rupture » par rapport aux traditions littéraires roumaines. Son auteur – poursuit Bogdan Cretu –  ne s’inscrit pas dans « le champ étroit » de la culture roumaine : il « respire dans un autre cadre, beaucoup plus large, celui de la culture européenne, occidentale et également orientale » (p. 41).

Ce n’est pas, comme le rappelle l’auteur, un point de vue entièrement nouveau. Sa nouveauté consiste cependant dans la manière beaucoup plus ferme d’affirmer que « par les dimensions de son œuvre [en occurrence, l’Histoire hiéroglyphique], et par les modèles qu’il utilise, Cantemir n’est pas un produit de la culture roumaine » (p. 61). 

Bogdan Cretu n’ignore pas les acquis culturels roumains de l’époque respective. Il admet que ceux-ci prouvent « une certaine intensification de l’intérêt pour le livre » (p. 57), ce qui ne change pas sa conviction que l’espace culturel dans son ensemble laisse plutôt l’impression de pauvreté, « sans continuité et sans organicité » (p. 60).

L’idée provoquera sans doute le débat. Son originalité repose sur l’interprétation que peut inspirer l’allégorie animalière du roman de Cantemir, interprétation brillante, fondée sur une vaste documentation et sur une rigoureuse méthodologie. 
L’univers animalier étudié est par ailleurs doublement important pour l’histoire culturelle. Important  pour les références multiplies  aux significations que cet univers a connues depuis l’antiquité jusqu’au Moyen Age et au temps de la Renaissance. Important aussi pour les comparaisons que l’auteur propose, dans la mesure du possible avec les traditions culturelles roumaines : voir, par exemple, la mythologie du loup dans l’imaginaire des Roumains (p. 90-91).

Ce long voyage dans l’histoire de la symbolique animalière a le mérite, parmi d’autres, de révéler d’autres sources possibles de l’Histoire hiéroglyphique, dans la continuité des contributions apportées dans le passé par Violeta Barbu, Mihai Moraru, Doina Rusti, Victor Simion, Catalina Velculescu etc. Bogdan Cretu ajoute à son tour de nouvelles suggestions ou tout simplement confirme nos connaissances sur les lectures du prince, qu’il s’agisse de Sénèque avec ses Lettres à Lucilius (p. 160), de Plinius avec Naturalis Historia (p. 341-347), ou de Horapollon avec son Hieroglyphica (p. 351) etc.

Mais, en dehors de ce qu’elle apporte à la reconstitution de l’univers livresque du prince lettré, cette analyse  propose une nouvelle perspective afin d’apprécier la place de Cantemir dans les cultures roumaine et universelle. L’étude systématique des figures animalières – réelles ou imaginaires – qui habitent le roman permet de tirer quelques conclusions surprenantes. On peut observer qu’en très peu de cas (la girafe, la taupe), Cantemir est en accord avec la symbolique traditionnelle européenne et orientale. Le plus souvent, sa manière de représentation apparaît en contradiction avec celle-ci : le loup a perdu ses traits sanguinaires pour devenir « un symbole de la Raison » (p. 191), la chauve-souris n’est plus le représentant des ténèbres, des forces maléfiques, mais le porteur d’un  certain angélisme (p. 225), le chacal et le crocodile, perçus comme représentants du mal chez d’autres auteurs, incarnent chez Cantemir l’idée de vérité et de justice (p. 236, 246). En revanche, le corbeau, symbole de sagesse ou même de sacralité, est condamné au rôle d’obscur intrigant du monde levantin (p. 260), le castor, incarnation métaphorique des renoncements aux tentations humaines devient un frustré hypocrite (p. 350), tandis que le cygne, évoquant symboliquement la pureté, finit ici comme victime de la corruption et de la cupidité (p. 439). Même la belette, généralement imaginée à côté de Jésus et de la Vierge, est associée dans le roman de Cantemir à une femme de mœurs légères (p. 340).

Curieuse inversion de significations ! Elle suscite à juste titre de multiples questions. Bogdan Cretu souligne l’attitude iconoclaste de Cantemir vis-à-vis des autres auteurs (p. 340), ce qui serait une illustration de sa liberté par rapport aux lectures traditionnelles et même une forme de modernité. Bogdan Cretu insiste sur la logique narrative du romancier, sur sa stratégie littéraire, destinée à mieux mettre en valeur les qualités du héros principal de l’action, l’Inorog, en abaissant les autres personnages. Il n’hésite même pas à se demander, à un moment donné, si Cantemir ne pouvait pas ignorer tout simplement « la  plupart des données mises à sa disposition par l’imaginaire antique et médiéval » (p. 427).

La question de savoir si Cantemir a pu réellement accéder à toutes ces sources, et éventuellement comment il en a réalisé la synthèse nous semble du plus grand intérêt. Il s’impose de rappeler l’opinion de Virgil Cândea, selon laquelle le prince savant n’a pas connu directement toutes les œuvres abandonnement citées ; dans de nombreux cas, il a dû utiliser des dictionnaires, des compilations qui servaient de grands réservoirs d’idées (p. 69).

L’avidité « documentaire » de Cantemir soulève un autre aspect lié à son univers livresque. Nous suivons Bogdan Cretu quand il précise qu’en écrivant son « manifeste politique » sous la forme d’Animal Farm, Cantemir « découvre, sans le savoir, la littérature, ou plus exactement la magie de la littérature, la force par laquelle elle peut diriger sa plume, conformément à une logique qui est cette fois-ci celle du texte, et non pas celle de la réalité » (p. 31), une belle et ingénieuse idée ! Mais nous ne sommes pas aussi convaincus par l’idée qu’afin de rédiger son roman, Cantemir se serait documenté « aussi sérieusement que dans le cas des travaux à caractère scientifique », en mettant tout son savoir au service de ses allégories animalières (p. 31).

De notre point de vue, la construction d’un écrivain (dans le sens large du terme !) comme Cantemir, devrait être rapportée à son temps et à son monde. C’est en cela d’ailleurs que Cantemir nous semble un produit de la culture roumaine, et, d’une manière plus générale, de l’Europe ottomane. Dans l’absence des mêmes possibilités qu’existaient en Occident en matière de bibliothèques ou de l’impression et de la diffusion des livres, il perçoit le monde par le filtre de ses connaissances plus ou moins systématiques et de ses propres fantaisies. Les déformations excessives de l’imaginaire animalier ne montrent-t-elles pas qu’il est difficile de considérer Cantemir « plutôt un écrivain européen qu’un écrivain roumain », comme l’écrit Bogdan Cretu (p. 65) ? Les contradictions, les hésitations, la prolixité semblent montrer plutôt son appartenance organique à son milieu culturel d’origine, ce qui ne lui enlève pas pour autant le mérite d’avoir surmonté ces difficultés et de mettre les bases d’une création qui s’inscrit d’une manière originale (sans être connue en tant que telle !) dans la culture européenne.

Mais ce n’est, de notre part, qu’une hypothèse, inspirée directement des réflexions proposées par Bogdan Cretu, qui pourront ouvrir la voie aux nouvelles interprétations.

Sa contribution à l’histoire culturelle n’est pas le seul mérite du livre de Bogdan Cretu. Il ne nous appartient pas d’insister suffisamment sur son intérêt pour l’histoire littéraire, qui reste au cœur de son analyse, et qui met en lumière plusieurs exemples d’inestimable beauté littéraire, souvent cachés dans le tissu baroque, compliqué, du roman. Les citations choisies constituent une véritable anthologie qui réunit les pages les plus brillantes, témoignage de la force et de l’originalité de la création du prince écrivain.

On remarquera enfin l’intérêt de cette contribution pour approfondir la biographie intellectuelle de Cantemir. Roman autobiographique, dans lequel l’auteur raconte un moment de son propre combat politique, l’Histoire hiéroglyphique est une source inépuisable de suggestions, dans la mesure où l’analyste peut décrypter l’univers des symboles qui constituent la matière de l’ouvrage. La partie introductive du livre propose de ce point de vue une lecture plus nuancée des analyses ponctuelles appliquées d’un chapitre à l’autre aux diverses interprétations des masques animaliers du roman. Le procédé de contradiction systématique des symboles chrétiens ne s’expliquerait donc – nous prévient l’auteur dès le départ – « ni par l’esprit de fronde, ni par l’iconoclasme, ni à cause d’une modernité bien au-delà de son cadre culturel d’origine, mais par une conception sceptique, liée à l’histoire qui se confond avec sa propre biographie » (p. 15).

En 1704-1705, quand il écrit son roman, le prince qui vivait à Istanbul n’est plus le fidèle porteur de la « pensée religieuse » comme le montre son livre précédent, Divanul, sorti en 1699 (et non pas en 1698, date indiquée sur la page de titre !). Un « changement de conception » est fortement  perceptible : il se traduit par une lecture plus libre des textes tenus en haute vénération par le monde chrétien. Ajoutons également que c’est la période la plus féconde de l’immersion du jeune prince dans la culture ottomane, en tant que virtuose joueur du tambour et compositeur.

Le portrait brossé de cette manière présente peut-être l’inconvénient d’être le miroir dans un autre miroir, celui de l’Inorog, le personnage central du roman, qui ne représente  pas, selon l’avis de Bogdan Cretu, le personnage le plus réussi, en termes de construction littéraire, une  qualité qui revient au père de Cantemir (p. 171-175).  Mais, par sa fine analyse, l’historien littéraire  surprend admirablement dans le héros de Cantemir un habile apprenti dans l’art des intrigues, bref, un véritable homo balcanicus !  Regardé jadis comme effigie de la perfection, le Licorne, écrit-il, est obligé de survivre et de s’adapter à son monde, d’où l’impression que « dans le monde de l’Histoire hiéroglyphique, « la fatalité balkanique survole comme une buée malodorante » (p. 165). 

Avec toutes ces qualités, loin d’être évoquées ici exhaustivement, le livre de Bogdan Cretu se recommande comme une des meilleures contributions à l’étude de l’œuvre de Cantemir dans la perspective large, généreuse, de l’histoire littéraire et culturelle. On appréciera particulièrement son talent d’écrivain, la verve, la fluidité et l’élégance du style mais on regrettera la forme assez « sobre » de l’édition alors que le sujet se prêtait à une riche illustration.

Ce livre qui fera date dans l’historiographie cantémirienne mérite l’appréciation unanime et  une large diffusion auprès des spécialistes et des autres catégories de lecteurs.

Stefan Lemny