Bogdan Cretu, Inorogul la Portile Orientului. Bestiarul
lui Dimitrie Cantemir. Studiu comparativ [La Licorne aux Portes de
l’Orient. Le Bestiaire de Dimitrie Cantemir. Etudes comparatives], vol. I-II,
Iasi, Institutul european, 2013, 498 p.
Le livre peut être consulté en ligne à l’adresse
suivante : http://sistem.acadiasi.ro/ro/node/104
Premier roman de la littérature roumaine, l’Histoire hiéroglyphique n’est point
facile à lire, même par les spécialistes. L’ouvrage que lui consacre Bogdan
Cretu a d’abord le mérite inestimable de rappeler l’intérêt et la beauté,
parfois oubliée, de ce texte et d’inciter à sa lecture.
Dans la continuité des remarquables travaux accomplis par
Elvira Sorohan, son jeune disciple à l’Université de Iasi, propose une nouvelle
analyse saisissante, sous un titre qui constitue une belle et suggestive
métaphore. L’Inorog, le nom roumain de la licorne, n’est personne d’autre que le
prince savant Dimitrie Cantemir. Les « Portes de l’Orient » évoquent
symboliquement l’espace roumain et, plus généralement, l’espace sud-est
européen, au moment où a lieu l’action de ce roman, un espace situé au
carrefour de l’Europe et de l’Orient.
Ces repères de géographie culturelle annoncent
l’importance de cette étude qui dépasse le domaine de l’histoire littéraire et
enrichit la connaissance de l’histoire culturelle. L’idée la plus audacieuse de
l’auteur est que l’ouvrage de Cantemir « ne représente pas un symptôme de
l’excellence culturelle, mais un moment de rupture » par rapport aux
traditions littéraires roumaines. Son auteur – poursuit Bogdan Cretu – ne s’inscrit pas dans « le champ étroit »
de la culture roumaine : il « respire dans un autre cadre, beaucoup
plus large, celui de la culture européenne, occidentale et également
orientale » (p. 41).
Ce n’est pas, comme le rappelle l’auteur, un point de vue
entièrement nouveau. Sa nouveauté consiste cependant dans la manière beaucoup plus
ferme d’affirmer que « par les dimensions de son œuvre [en occurrence, l’Histoire hiéroglyphique], et par les
modèles qu’il utilise, Cantemir n’est pas un produit de la culture
roumaine » (p. 61).
Bogdan Cretu n’ignore pas les acquis culturels roumains
de l’époque respective. Il admet que ceux-ci prouvent « une certaine
intensification de l’intérêt pour le livre » (p. 57), ce qui ne change pas
sa conviction que l’espace culturel dans son ensemble laisse plutôt
l’impression de pauvreté, « sans continuité et sans organicité » (p.
60).
L’idée provoquera sans doute le débat. Son originalité repose
sur l’interprétation que peut inspirer l’allégorie animalière du roman de
Cantemir, interprétation brillante, fondée sur une vaste documentation et sur une
rigoureuse méthodologie.
L’univers animalier étudié est par ailleurs doublement
important pour l’histoire culturelle. Important
pour les références multiplies aux significations que cet univers a connues
depuis l’antiquité jusqu’au Moyen Age et au temps de la Renaissance. Important aussi
pour les comparaisons que l’auteur propose, dans la mesure du possible avec les
traditions culturelles roumaines : voir, par exemple, la mythologie du loup
dans l’imaginaire des Roumains (p. 90-91).
Ce long voyage dans l’histoire de la symbolique
animalière a le mérite, parmi d’autres, de révéler d’autres sources possibles
de l’Histoire hiéroglyphique, dans la
continuité des contributions apportées dans le passé par Violeta Barbu, Mihai
Moraru, Doina Rusti, Victor Simion, Catalina Velculescu etc. Bogdan Cretu ajoute
à son tour de nouvelles suggestions ou tout simplement confirme nos
connaissances sur les lectures du prince, qu’il
s’agisse de Sénèque avec ses Lettres à
Lucilius (p. 160), de Plinius avec Naturalis
Historia (p. 341-347), ou de Horapollon avec son Hieroglyphica (p. 351) etc.
Mais, en dehors de ce qu’elle apporte à la reconstitution
de l’univers livresque du prince lettré, cette analyse propose une nouvelle perspective afin d’apprécier
la place de Cantemir dans les cultures roumaine et universelle. L’étude
systématique des figures animalières – réelles ou imaginaires – qui habitent le
roman permet de tirer quelques conclusions surprenantes. On peut observer qu’en
très peu de cas (la girafe, la taupe), Cantemir est en accord avec la
symbolique traditionnelle européenne et orientale. Le plus souvent, sa manière de
représentation apparaît en contradiction avec celle-ci : le loup a perdu
ses traits sanguinaires pour devenir « un symbole de la Raison » (p.
191), la chauve-souris n’est plus le représentant des ténèbres, des forces
maléfiques, mais le porteur d’un certain
angélisme (p. 225), le chacal et le crocodile, perçus comme représentants du mal
chez d’autres auteurs, incarnent chez Cantemir l’idée de vérité et de justice
(p. 236, 246). En revanche, le corbeau, symbole de sagesse ou même de sacralité,
est condamné au rôle d’obscur intrigant du monde levantin (p. 260), le castor, incarnation
métaphorique des renoncements aux tentations humaines devient un frustré hypocrite
(p. 350), tandis que le cygne, évoquant symboliquement la pureté, finit ici comme
victime de la corruption et de la cupidité (p. 439). Même la belette,
généralement imaginée à côté de Jésus et de la Vierge, est associée dans le
roman de Cantemir à une femme de mœurs légères (p. 340).
Curieuse inversion de significations ! Elle suscite à
juste titre de multiples questions. Bogdan Cretu souligne l’attitude
iconoclaste de Cantemir vis-à-vis des autres auteurs (p. 340), ce qui serait
une illustration de sa liberté par rapport aux lectures traditionnelles et même
une forme de modernité. Bogdan Cretu insiste sur la logique narrative du
romancier, sur sa stratégie littéraire, destinée à mieux mettre en valeur les
qualités du héros principal de l’action, l’Inorog, en abaissant les autres
personnages. Il n’hésite même pas à se demander, à un moment donné, si Cantemir
ne pouvait pas ignorer tout simplement « la plupart des données mises à sa disposition
par l’imaginaire antique et médiéval » (p. 427).
La question de savoir si Cantemir a pu réellement accéder
à toutes ces sources, et éventuellement comment il en a réalisé la synthèse
nous semble du plus grand intérêt. Il s’impose de rappeler l’opinion de Virgil
Cândea, selon laquelle le prince savant n’a pas connu directement toutes les œuvres
abandonnement citées ; dans de nombreux cas, il a dû utiliser des
dictionnaires, des compilations qui servaient de grands réservoirs d’idées (p.
69).
L’avidité « documentaire » de Cantemir soulève
un autre aspect lié à son univers livresque. Nous suivons Bogdan Cretu quand il
précise qu’en écrivant son « manifeste politique » sous la forme d’Animal Farm, Cantemir « découvre,
sans le savoir, la littérature, ou plus exactement la magie de la littérature,
la force par laquelle elle peut diriger sa plume, conformément à une logique qui
est cette fois-ci celle du texte, et non pas celle de la réalité » (p. 31),
une belle et ingénieuse idée ! Mais nous ne sommes pas aussi convaincus par
l’idée qu’afin de rédiger son roman, Cantemir se serait documenté « aussi
sérieusement que dans le cas des travaux à caractère scientifique », en
mettant tout son savoir au service de ses allégories animalières (p. 31).
De notre point de vue, la construction d’un écrivain (dans
le sens large du terme !) comme Cantemir, devrait être rapportée à son
temps et à son monde. C’est en cela d’ailleurs que Cantemir nous semble un
produit de la culture roumaine, et, d’une manière plus générale, de l’Europe
ottomane. Dans l’absence des mêmes possibilités qu’existaient en Occident en
matière de bibliothèques ou de l’impression et de la diffusion des livres, il perçoit
le monde par le filtre de ses connaissances plus ou moins systématiques et de
ses propres fantaisies. Les déformations excessives de l’imaginaire animalier
ne montrent-t-elles pas qu’il est difficile de considérer Cantemir « plutôt
un écrivain européen qu’un écrivain roumain », comme l’écrit Bogdan Cretu
(p. 65) ? Les contradictions, les hésitations, la prolixité semblent
montrer plutôt son appartenance organique à son milieu culturel d’origine, ce
qui ne lui enlève pas pour autant le mérite d’avoir surmonté ces difficultés et
de mettre les bases d’une création qui s’inscrit d’une manière originale (sans
être connue en tant que telle !) dans la culture européenne.
Mais ce n’est, de notre part, qu’une hypothèse, inspirée
directement des réflexions proposées par Bogdan Cretu, qui pourront ouvrir la
voie aux nouvelles interprétations.
Sa contribution à l’histoire
culturelle n’est pas le seul mérite du livre de Bogdan Cretu. Il ne nous
appartient pas d’insister suffisamment sur son intérêt pour l’histoire
littéraire, qui reste au cœur de son analyse, et qui met en lumière plusieurs
exemples d’inestimable beauté littéraire, souvent cachés dans le tissu baroque,
compliqué, du roman. Les citations choisies constituent une véritable
anthologie qui réunit les pages les plus brillantes, témoignage de la force et de
l’originalité de la création du prince écrivain.
On remarquera enfin l’intérêt de cette contribution pour
approfondir la biographie intellectuelle de Cantemir. Roman autobiographique, dans
lequel l’auteur raconte un moment de son propre combat politique, l’Histoire hiéroglyphique est une source
inépuisable de suggestions, dans la mesure où l’analyste peut décrypter
l’univers des symboles qui constituent la matière de l’ouvrage. La partie
introductive du livre propose de ce point de vue une lecture plus nuancée des
analyses ponctuelles appliquées d’un chapitre à l’autre aux diverses
interprétations des masques animaliers du roman. Le procédé de contradiction systématique
des symboles chrétiens ne s’expliquerait donc – nous prévient l’auteur dès le
départ – « ni par l’esprit de fronde, ni par l’iconoclasme, ni à cause
d’une modernité bien au-delà de son cadre culturel d’origine, mais par une
conception sceptique, liée à l’histoire qui se confond avec sa propre
biographie » (p. 15).
En 1704-1705, quand il écrit son roman, le prince qui vivait
à Istanbul n’est plus le fidèle porteur de la « pensée religieuse » comme
le montre son livre précédent, Divanul,
sorti en 1699 (et non pas en 1698, date indiquée sur la page de titre !).
Un « changement de conception » est fortement perceptible : il
se traduit par une lecture plus libre des textes tenus en haute vénération par
le monde chrétien. Ajoutons également que c’est la période la plus féconde de
l’immersion du jeune prince dans la culture ottomane, en tant que virtuose joueur
du tambour et compositeur.
Le portrait brossé de cette manière présente peut-être
l’inconvénient d’être le miroir dans un autre miroir, celui de l’Inorog, le personnage
central du roman, qui ne représente pas,
selon l’avis de Bogdan Cretu, le personnage le plus réussi, en termes de
construction littéraire, une qualité qui
revient au père de Cantemir (p. 171-175).
Mais, par sa fine analyse, l’historien littéraire surprend admirablement dans le héros de
Cantemir un habile apprenti dans l’art des intrigues, bref, un véritable homo balcanicus ! Regardé jadis comme effigie de la perfection, le
Licorne, écrit-il, est obligé de survivre et de s’adapter à son monde, d’où
l’impression que « dans le monde de l’Histoire
hiéroglyphique, « la fatalité balkanique survole comme une buée
malodorante » (p. 165).
Avec toutes ces qualités, loin d’être évoquées ici
exhaustivement, le livre de Bogdan Cretu se recommande comme une des meilleures
contributions à l’étude de l’œuvre de Cantemir dans la perspective large,
généreuse, de l’histoire littéraire et culturelle. On appréciera particulièrement
son talent d’écrivain, la verve, la fluidité et l’élégance du style mais on regrettera la forme assez « sobre »
de l’édition alors que le sujet se prêtait à une riche illustration.
Ce livre qui fera date dans l’historiographie
cantémirienne mérite l’appréciation unanime et une large diffusion auprès des spécialistes et
des autres catégories de lecteurs.
Stefan Lemny